Matisse, le fauvisme et l’art moderne en Chine

Henri Matisse, Les Codomas, 1947

Henri Matisse, figure majeure du XXe siècle et chef de file du fauvisme, a influencé la scène artistique chinoise et particulièrement le Mouvement Moderne Chinois (années 1920-1940). Il a été introduit en Chine comme l’un des quatre principaux post-impressionnistes, aux côtés de Paul Cézanne, Paul Gauguin et Vincent Van Gogh. Inspirés par son attitude rebelle et sa créativité, de nombreux peintres ont créé des œuvres d’un genre nouveau, profondément engagées et libérées.

L’exposition  » Matisse by Matisse « , s’est déroulée du 15 juillet au 15 octobre 2023 à l’UCCA, Beijing, puis du 4 novembre au 18 février 2024 à l’UCCA Edge, Shanghai, en collaboration avec le Musée Matisse Le Cateau-Cambrésis, et à l’initiative de Doors. Véritable plongée dans les œuvres de l’inventeur du fauvisme, l’exposition trace un portrait passionnant de la création artistique du peintre et de ses expérimentations, et retrace l’influence du fauvisme sur la scène artistique chinoise de la période moderne (1920-1940). 

Quand Matisse découvrit la Chine

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Vases ayant appartenu à Matisse

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Photo de la chambre de Matisse

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Photo de la chambre de Matisse

 Intimement lié à l’impressionnisme dont il reprend la réflexion sur la perception, le fauvisme s’en détache pourtant en explorant la valeur émotive pure de la couleur et en se libérant de l’exigence de dessin qui prévalait dans l’art académique. Caractérisé par des couleurs franches, des gestes texturés, et une récusation de la perspective traditionnelle au profit d’une profondeur expressive, ce style pictural fait l’objet d’un vif débat lors du Salon d’Automne de 1905 qui constitue une étape cruciale dans l’avènement de l’art moderne et dans la carrière de Matisse. Ce renouveau puise également dans un décentrement géographique de l’art qui fait désormais une place aux arts africains et « orientaux ». Mais la spécificité de Matisse tient à son refus de puiser dans le répertoire d’images fantasmées ayant marqué l’orientalisme du XIXe siècle en Europe, que ce soient les cerisiers du japonisme ou l’exotisme des portraits de femmes du harem. Au contraire, l’apport essentiel de ces arts sera pour lui leur dimension décorative qui permet de les intégrer à des objets d’usage quotidien. Il découvre ainsi la Chine au travers de sa culture artistique matérielle qu’il aime collectionner : vases, tabatières, porcelaine.

« La révélation m’est venue de l’Orient« 

Sa connaissance de la Chine s’approfondit à mesure qu’il fréquente les musées, mais également grâce aux contacts qu’il établit avec des collectionneurs d’art, notamment Michael et Sarah Stein, un couple américain passionné d’art oriental, – ou encore grâce à ses conversations philosophiques avec le père Rayssiguier, qu’il rencontre alors qu’il s’apprête à rénover la chapelle de Vence. Ceci explique que l’on retrouve régulièrement des objets chinois dans la peinture de Matisse (vases Qing, paravents, robes traditionnelles), lointain écho de la mode des « chinoiseries » du XVIIIe siècle, devenues symbole d’un goût nouveau-riche au XIXe, avant d’être  redécouvertes dans les années 1930

Nature morte au magnolia, Matisse, 1948

Le Chant du Rossignol

Matisse étant lui-même issu d’une famille de tisserand, c’est justement autour du textile et du vêtement que se cristallise, en 1919, son intérêt pour la Chine au moment de se rendre à Londres afin de dessiner les décors et costumes pour le Chant du rossignol, l’un des « ballets russes » de Diaghilev qui connaissent un franc succès en Europe à l’époque. Il s’agit pour Matisse de la première commande décorative qu’on lui adresse, occasion de s’extraire de la peinture de chevalet. Danseurs déguisés en mandarins, lion, masques : le peintre est terriblement déçu du résultat. L’esthétique générale est marquée d’un entre-deux entre, d’une part, une tendance orientaliste émanant de costumes comme celui de l’Empereur, flanqué d’un dragon brodé, et, de l’autre, une perspective décorative que l’on retrouve dans les costumes géométriques et stylisés des pleureurs du fond.

Pour mener à bien ce projet, Matisse écuma les différentes collections des musées, du Louvre au musée Guimet, en passant par le British Muséum, mais il n’y vit au final que la mise en scène en scène d’une vision fantasmée et exotique qui ne traduit rien de l’esthétique chinoise à laquelle il aspirait. Cette expérience sera néanmoins décisive puisque l’assemblage de panneaux de couleurs coupés sur une toile servant de rideau pour le ballet porte en germe l’idée de gouaches découpées qui marquera l’oeuvre tardive de Matisse, alors que celui-ci est trop affaibli par la maladie pour peindre sur de grandes toiles directement. Par ailleurs, cette déconvenue ne le décourage pas et devient même l’occasion d’un retour aux principes fondamentaux de l’approche picturale chinoise : le sentiment d’espace permis par le jeu entre vide et plein et l’importance du trait dans la calligraphie. 

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Costume de courtisan, Matisse, 1919

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Costumes du Chant du Rossignol, Matisse, 1919

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Costume pour le chambellan, Matisse, 1919

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Costume des pleureurs, Matisse, 1917

« Je veux imiter le Chinois au coeur limpide et fin », Matisse dans une lettre à Aragon citant Mallarmé 

Matisse et l’esthétique chinoise

Couverture pour la revue d’art Verve appartenant à son ami Tériade, Matisse, 1948

Matisse fut l’un des seuls peintres de sa génération à s’être laissé tenter par la calligraphie chinoise, qu’il admirait sans la pratiquer lui-même. Elle condense en effet une réflexion sur la lumière et sur l’intensité de la couleur caractéristique des recherches impressionnistes et post-impressionnistes ; comme le dit Cézanne « L’ombre est une couleur comme la lumière, mais moins brillante ». Matisse semble s’en inspirer pour le Grand intérieur rouge qu’il peint à Vence en 1948 dans la manière dont il représente le contraste entre un extérieur en noir et blanc et la décoration bigarrée de l’intérieur. La calligraphie offre également à Matisse un modèle d’art vécu dans lequel corps et pinceau ne font plus qu’un, le mouvement de la main rejoignant celui de l’esprit. La quête de cette union trouve son expression dans une lettre adressée à son ami écrivain Paul Rouveyre portant sur la manière de dessiner un arbre « à la chinoise ». Les maîtres chinois, selon Matisse, pousseraient leurs élèves à ressentir le mouvement ascendant qu’ils tracent au pinceau comme un écho à l’élévation naturelle de l’arbre vers les cieux. Cette analogie lui permet de penser la toile en tant qu’espace calligraphique dans lequel le vide prend tout son sens et nourrit, en retour, le sens que l’on donne au plein, ce dont on trouve un exemple dans la préparation de la céramique représentant l’arbre de la vie, réalisée pour la salle à manger de la villa de l’éditeur Tériade.  Cette réflexion trouve son aboutissement en 1947 lorsque Matisse entame la décoration de la cathédrale de Vence à la recherche de l’espace dans le sens que lui accorde l’esthétique chinoise. L’épure des dessins de fleurs, de la Vierge à l’enfant et leurs contours elliptiques dessinent en creux un espace vide que Matisse qualifie de « composition chinoise », la figure de Saint-Dominique étant elle comparée à celle d’un « grand bouddha asiatique ».  

Un « Matisse chinois » ?

Lorsque l’on évoque Matisse et ses liens à la Chine, un nom vient immédiatement à l’esprit : Sanyu (1895-1966), surnommé a posteriori le « Matisse chinois ». Artiste installé en France au début des années 1920, il se fait rapidement une place parmi les peintres alors réunis autour de Montparnasse et de l’académie de la Grand Chaumière, plus avant-gardiste et expérimentale que l’académie des Beaux-Arts de Paris. Que ce soit par les aplats, les motifs floraux ou les courbes généreuses des femmes qu’il représente, sa peinture évoque pour l’oeil européen celle de Matisse. Mais il ne s’agit pas tant d’une réelle imitation que d’une convergence partagée de leurs intérêts pour le décoratif, la calligraphie et le traitement de la couleur. La preuve en est que Sanyu s’essaya à des techniques que l’on retrouverait dans l’oeuvre de Matisse bien plus tard, à l’image des gravures sur linoléum, témoignant du caractère avant-gardiste et innovant du « Matisse chinois ».

Femme au bain, Sanyu, date incertaine

L’influence de Matisse en Chine

L’œuvre de Matisse est introduite à Shanghaï dans la seconde moitié des années 1920, lors de l’apogée du mouvement de l’art moderne en Chine. A cette époque, et depuis environ une décennie, la Chine voit l’importation des grands courants littéraires et artistiques occidentaux, phénomène amorcé par le Mouvement pour la Nouvelle Culture (新文化运动 xin wenhua yundong) qui cherchait à dépasser une tradition chinoise jugée sclérosée et auto-centrée en s’inspirant de l’Occident, à l’instar du Japon qui avait entamé son processus de modernisation à l’européenne dès la fin du XIXe siècle. Par opposition à Pékin qui incarnait symboliquement la grandeur du passé et la tradition, Shanghaï était le lieu d’expérimentations en tous genres où les artistes, peintres comme écrivains, cherchaient à trouver de nouveaux moyens pour exprimer un monde moderne et mouvant que les images poétiques classiques et les canons esthétiques traditionnels ne permettaient pas de retranscrire. L’époque est ainsi marquée par un renouveau de la sensation dans une ville récemment industrialisée, grouillante où les néons clignotent et les voitures défilent. C’est dans ce contexte qu’émerge l’intérêt pour l’oeuvre de Matisse dont les aplats de couleur offraient aux peintres chinois une palette expressive et moderne en même temps qu’une nouvelle vision de l’espace. 

“Il y a aujourd’hui un rebelle au sein de la scène artistique française, nommé Henri Matisse…”  
— Liu Haisu,  

C’est à Liu Haisu (1896-1994), artiste et professeur d’histoire de l’art occidental à l’université de Pékin, que l’on doit la popularisation de l’œuvre de Matisse en Chine. Ce dernier écrivit régulièrement des chroniques à son sujet dès 1925 et fut le premier à éditer un catalogue de ses œuvres. Fondateur du College of Fine Arts de Shanghaï, il joua également un rôle considérable dans l’importation de l’art moderne européen en Chine. La découverte de l’œuvre de Matisse fut l’occasion de vifs débats dans la société chinoise de l’époque. Le plus célèbre éclata en 1929 à l’occasion de la première exposition nationale d’art entre le peintre Xu Beihong, et le poète Xu Zhimo. Dans un article intitulé « Confus », le peintre, qui s’était formé au réalisme académique des Beaux-Arts de Paris, dénonce l’œuvre de Matisse comme celle d’un incapable qui déguise son manque de maîtrise technique derrière des mélanges de couleur « vulgaires » et va même jusqu’à affirmer que le paysage artistique d’alors est parsemé de « chevaux foulés à mort » (matisi) par un jeu de mots sur les caractères de son nom en chinois. Le poète lui répond par un article intitulé « Confus, aussi » dans lequel il défend les avancées picturales de Matisse, et plus généralement celles des « post-impressionnistes » (terme vague qui désigne les avant-gardes depuis la fin du XIXe siècle) qui, loin d’être des gribouillages sans valeur, témoignent au contraire d’une virtuosité de la couleur et de la composition. Sans le savoir, ces deux artistes venaient de donner lieu à la première controverse de l’histoire de l’art moderne en Chine, qui s’avèrerait décisive pour toute une génération de jeunes peintres. 

Lettre mentionnant les « chevaux foulés à mort » (Matisse), Xu Beihong, 1948

Quelques artistes chinois influencés par Matisse

La diffusion des oeuvres de Matisse doit beaucoup à de jeunes peintres partis se former en Europe, ou au Japon où l’art européen était mieux connu et enseigné. Guan Zilan (1903-1986) par exemple, l’une des plus célèbres peintres de sa génération, se forma auprès de Niken Nakagawa (1892-1972), ancien élève de Matisse en France. Ting Yinyung (1902-1978) est un autre artiste profondément inspiré par l’esthétique fauviste qu’il découvre lors de ses études à l’académie des Beaux-Arts de Tokyo dans les années 1920, si bien qu’à son retour en Chine, ses coups de pinceau marqués rappelant ceux du peintre niçois lui valent le surnom de « Ting-tisse ». Néanmoins cela n’implique pas pour lui de renoncer à la tradition chinoise.

Portrait de femme au cardigan jaune, Ting Yinyung, 1969
Femmes générales de la famille Yang, Guan Liang, 1977
Femme à la fenêtre, Ting Yin Yung, 1931

Au contraire, il choisit d’y mêler l’esthétique du plein et du vide de la calligraphie en jouant également avec des lignes tracées à l’encre de Chine, dans une approche qui recoupe l’intérêt de Matisse pour les arts orientaux. D’autres artistes tels Guan Liang (1900-1986) considèrent d’ailleurs la simplification de la composition et du trait proposée par Matisse comme une caractéristique à mi-chemin entre l’avant-garde européenne et la tradition chinoise à même de réunir ces deux formes artistiques.

Femmes à l’éventail, Walasse Ting, autour de 1975-1980

D’autres artistes cependant revendiquent une parenté directe avec celui qui a permis un renouveau de l’espace pictural, comme Walasse Ting (1929-2010) dont le pseudonyme anglais fut choisi en écho aux dernières lettres de Matisse. D’abord attiré par la puissance expressive du fauvisme, il se tourne ensuite vers une forme d’art proche de l’action painting de l’expressionnisme abstrait américain qui cherche à abolir la séparation entre le geste pictural et l’œuvre qui en résulte sur la toile en proposant des abstractions calligraphiques, occasion pour lui de réinvestir les réflexions sur le trait et le pinceau de Matisse. Sa trajectoire est ainsi caractéristique des horizons ouverts par le peintre niçois pour l’art moderne, certes, mais aussi contemporain.  

Bibliographie

CAI, Tao, « Matisse, Fauvism and the Western Art movement in China », texte écrit dans le cadre de l’exposition « Matisse by Matisse », UCCA Pékin et UCCA Edge Shanghai.

LABRUSSE, Rémi, La condition de l’image, not. chap. VI « L’histoire d’un traumatisme », Paris, Gallimard, coll. « Art et artistes », 1999

LABRUSSE, Rémi, « Matisse et la Chine » dans « Matisse, l’émotion du trait, le don de l’espace », National Museum of History, Taipei

SU, Meiyu (dir.), Matisse l’émotion du trait, le don de l’espace, National Museum of History, Taipei, 2002

Catalogue de l’exposition « Matisse by Matisse », UCCA Pékin et UCCA Edge Shanghai, UCCA et Musée Matisse le Cateau-Cambrésis, Zhejiang sheying chubanshe, 2023

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Céline Lamée est designer graphique et fondatrice de Lava Beijing, branche chinoise de la maison mère basée à Amsterdam. De campagnes urbaines au festival Croisements, elle revient sur ses nombreux projets et la mesure dans laquelle les éléments de language visuel sont différents en Chine.
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